Le samedi, Julia aimait parfois prendre sa voiture pour se rendre au centre commercial. Elle laissait alors Romain, son amoureux, vaquer à son occupation préférée : le sport. Elle partait flâner deux heures, le nez sur les vitrines en quête de rien, à l’écoute de tout : le mouvement des gens, leur entrée et leur sortie des boutiques des paquets à la main, les enfants agités cherchant à tromper l’ennui, les couples concentrés à la recherche du costume parfait pour Monsieur, les duos de copines se racontant leur vie en rigolant,…
Julia marchait le long des enseignes lumineuses et, malgré le monde et le bruit de fond, elle décompressait du rythme de sa semaine, minute après minute, pas après pas. Ce samedi, alors qu’elle se dirigeait tranquillement vers le snack pour s’offrir un petit café, son téléphone vibra dans sa poche. Elle le saisit, il affichait « Maman ».
– Bonjour Julia, c’est maman !
– Bonjour Maman, ça va ?
– Oui oui ça va. Dis, je me demandais… Je voudrais préparer un pot au feu pour demain midi, vous venez toujours ?
– Oui bien sûr.
– Tu ne voudrais pas venir m’aider à le préparer aujourd’hui, une heure pas plus ?
Julia réfléchit, hésita, un peu étonnée par cette demande inhabituelle. Sa mère ne réclamait jamais d’aide en cuisine.
– Oui pourquoi pas ? Tu veux que je vienne à quelle heure ?
– On se dit 17h ?
– D’accord. Je serai chez toi pour 17h.
– Très bien. Je t’embrasse, à tout à l’heure ma chérie !
Sa mère raccrocha rapidement et Julia resta quelques instants, pensive. Cuisiner avec ma mère ? Cela faisait bien longtemps que ce n’était pas arrivé ! Des images resurgirent de sa mémoire… Des souvenirs de marbrés bicolores, de pâtes fraiches façonnées avec l’impressionnante machine métallique ou de sablés dont l’odeur durant la cuisson, parfumait toute la maison… et rendait cruelle l’attente avant de les manger !
En se dirigeant vers la vendeuse du snack pour commander son café, elle se sentit heureuse de cette prochaine parenthèse mère-fille.
Julia était enfant unique. Ses parents, Annie et Gérard, avaient divorcé trois ans auparavant. Depuis, sa mère vivait seule dans une petite maison de banlieue et son père lui, avait « refait sa vie » avec une ancienne collègue de travail que Julia avait appris à apprécier. Julia n’avait pas tout de suite compris cette séparation, estimant que le couple de ses parents semblait stable. Mais à y regarder de plus près, leurs différences sûrement attirantes du début avaient fini par les éloigner peu à peu. Son père avait neuf ans de plus que sa mère, il était taiseux, elle bavarde, il était posé et calme, elle très dynamique, il aimait créer, dessiner, peindre, elle était intellectuelle,…
Le divorce avait contaminé tout le monde de souffrance durant plusieurs mois. Annie, sa mère, fraichement retraitée de l’enseignement, avait accusé le coup sévèrement. Le vide l’avait littéralement aspirée… Mais trois ans après, chacun avait retrouvé une place juste et recréait pas à pas son équilibre : Julia vivait avec Romain depuis six ans, sa mère faisait du bénévolat pour se sentir utile comme elle le disait et son père ne ratait aucune occasion pour partir en voyage avec Solange, sa compagne.
Romain eut la même réaction que Julia en apprenant qu’elle avait été invitée par sa mère à préparer le déjeuner dominical. Mais il gagna rapidement la salle de bain pour prendre une douche bien méritée après les douze kilomètres qu’il venait de courir.
En fin d’après-midi, Julia se gara dans l’allée de chez sa mère. Ernest, le chat, accourut pour se frotter à ses mollets. Le jardin bien que de petite taille, était parfaitement entretenu. Sa mère s’en occupait presque quotidiennement et les résultats étaient là. Les fleurs et les arbustes composaient un lieu harmonieux. Elle saisit son sac et entra dans la maison.
– Coucou c’est moi !
Au loin, sa mère cria qu’elle était dans la cuisine et lorsque Julia la rejoint, sa mère l’embrassa généreusement, visiblement ravie de la visite de sa fille.
Annie qui allait fêter ses soixante-cinq ans d’ici quelques semaines, resplendissait. Elle portait une jolie tunique colorée, un pantalon droit de couleur claire et une tourmaline noire pendant à son cou. Julia appréciait de voir sa mère prendre soin d’elle et elle lui souhaitait secrètement de trouver un compagnon attentionné avec qui partager son quotidien.
En enfilant son tablier, sa mère lui demanda comment elle et Romain allaient. Mais avant même que Julia ait le temps de répondre, elle ajouta :
– Bon de toute façon, vous me raconterez demain !
Julia n’ajouta rien, sentant sa mère à la fois excitée et agitée. Elle s’approcha du livre de recettes posé sur la table de la cuisine. Il était ouvert à la page « Pot au feu ». La photo du résultat donnait envie. L’ouvrage était annoté, surligné, tâché. Des fiches cartonnées remplies d’une écriture appliquées, étaient calées entre les pages. Il semblait contenir à lui seul, la mémoire nutritionnelle de la famille. Sa mère avait dû préparer « son délicieux pot au feu » des dizaines de fois mais elle s’en référait toujours à sa recette. Cela rassurait sans doute son besoin de contrôle.
Julia posa son index sur la page et commença à lire la recette dans sa tête : Pour 4 à 6 personnes – Bœuf 500 g de plat de côte – 500 g de macreuse – 500 g de paleron – 500 g de collier – 3 oignons – 4 gousses d’ail – un bouquet garni – 1 bouquet de persil – 3 navets – 4 carottes – 3 poireaux – girofle – poivre en grain – thym et laurier – os à moelle (un par personne).
Sa mère lança :
– Allez on s’y met ! Tu veux bien t’occuper des légumes s’il te plait ma chérie ?
Julia revêtit le tablier à carreaux que sa mère lui tendit et acquiesça :
– Bon d’accord.
Elle ouvrit le frigo et saisit les navets, les carottes et les poireaux. Elle déposa le tout à côté de la planche en bois. Elle se lava les mains et constata que sa mère avait déjà fait dégorger les os à moelle et découpé les morceaux de viande. Elle s’attela soigneusement à la tâche que sa mère lui avait allouée.
Annie s’approcha et lui demanda en désignant la grosse casserole :
– Tu veux bien commencer par les poireaux ma chérie ? Comme ça, je les mets dedans tout de suite.
Julia eut un temps d’arrêt. Elle lâcha la carotte qu’elle avait dans la main et attrapa un poireau. Elle jaugea sa mère du coin de l’œil, constatant que son comportement se confirmait comme inhabituel.
Elle tenta :
– Maman tu es sûre que ça va ?
Sa mère, qui s’affairait à lancer la cuisson, répondit sans lever le regard :
– Oui pourquoi ?
Julia ne jugea pas nécessaire de poursuivre. Visiblement, ce n’était pas le moment de discuter. Elles avaient à faire. Alors le balai culinaire repris et avec lui, des parfums de thym et d’oignon apparurent.
Après un long moment à cuisiner côte à côte et à ne communiquer que succinctement, la mère de Julia remua une dernière fois la grande casserole, la couvrit, baissa le gaz et posa la cuillère en bois en soupirant.
– Voilà, c’est bon. Il ne reste qu’à laisser cuire !
Julia s’approcha d’elle en souriant, bercée par les bonnes odeurs qui s’étaient répandues et ajouta :
– Ca sent bon déjà, vivement demain !
Annie retira le tablier qu’elle avait noué autour de sa taille et le déposa sur le plan de travail. Elle ouvrit le placard et attrapa deux verres à pied. Elle se tourna vers Julia :
– Ça sera encore meilleur demain. On se prend un petit verre ou tu es pressée ?
Julia, sentant qu’elle pourrait échanger plus que quelques syllabes, répondit enthousiaste :
– Ok pour un petit verre !
Elles tirèrent des chaises de sous la table en bois et prirent place l’une en face de l’autre, le long de la fenêtre. Dehors, le soir commençait à tomber. La mère de Julia avait saisi une bouteille de Tariquet sec dans le frigo. Les parois fraiches étaient recouvertes d’un voile de condensation.
Après que sa mère lui ait tendu son verre accompagné d’un tchin, Julia fut parcourue d’un léger frisson en buvant la première gorgée de son verre.
Elle perçut le bruit lointain de mijotage dans la casserole et prit conscience en regardant sa mère, que l’ambiance s’alourdissait tout à coup.
Elle réitéra :
– Maman, tu es sûre que ça va ? Je te trouve bizarre.
Annie baissa la tête puis lentement se tourna vers le tiroir située près d’elle. Elle l’ouvrit et en saisit un papier posé au-dessus d’un empilement de bons de réduction et de courriers divers. Elle le posa devant sa fille, l’air grave.
Quelques instants après, Julia glissa le document un peu abimé vers elle en demandant :
– Qu’est-ce que c’est ?
Mais aucune réponse ne lui fut fournie. Elle saisit le papier, le retourna et commença à le lire… Sa mère porta son verre à sa bouche et avala une longue gorgée de vin.
C’était un acte de naissance. Julia parcourut lentement chaque rubrique.
Il stipulait qu’un certain Eric Letoureau était né trente-sept ans auparavant à Orléans. Sa mère s’appelait Evelyne Demoire et son père était… Gérard Letoureau !
Julia sentit son cœur s’emballer, prêt à exploser. Une vague d’émotion monta de son bas ventre lui laissant juste la possibilité de s’exclamer :
– Maman c’est quoi ça ? Tu peux m’expliquer ? Est-ce que j’ai raison de comprendre ce que je comprends ??
Elle planta son regard affolé dans celui de sa mère qui finissait son verre. Ses mains étaient moites à présent et sa respiration courte. Julia se repositionna sur sa chaise, incapable de dire le moindre mot supplémentaire. Son corps commençait à trembler. Annie, consciente que les choses ne seraient plus jamais comme avant, remplit son verre et inspira profondément. Elle observa sa fille et dit :
– Julia, calme-toi, je vais t’expliquer.
– M’expliquer ! M’expliquer ! M’expliquer quoi au juste ? Hurla Julia.
Sa mère, reprit sur un ton apaisant en espérant apaiser aussi sa fille :
– Lorsque j’ai rencontré ton père, il n’était pas libre, figure toi. Il vivait encore avec Evelyne, son ex compagne mais leur couple vacillait. D’ailleurs ils se sont séparés très rapidement…
Si je suis certaine de ne pas être à l’origine de leur séparation, je sais en revanche que ma présence a accéléré leur rupture. Quoiqu’il en soit, ton père a appris quelques mois après qu’en réalité, lors de leur séparation, Evelyne attendait un enfant de lui. Elle avait hésité à le garder mais bon tu imagines à l’époque… Bref elle l’a gardé.
Julia écoutait sa mère avec une attention empreinte de nervosité. Elle la coupa :
– Mais comment ça ? Comment vous avez fait pour supporter ça ? Comment son ex a-t-elle pu décider de le garder ? Et papa ? Et toi ? Non mais c’est dingue !
Sa mère acquiesça comme pour recevoir l’émotion de sa fille et poursuivit :
– Julia, laisse-moi finir s’il te plait.
Il se trouve que je connaissais Evelyne, avant tout ça je veux dire. Nous étions dans le même cours de yoga. On se voyait de temps en temps. Lorsqu’ils ont rompu, après le choc de l’annonce de sa grossesse dont l’accouchement était imminent, ton père a reconnu Eric mais il n’a pas souhaité s’investir dans sa paternité. Il disait ne pas être prêt, que cela lui avait été imposé, qu’il ne fallait rien attendre de lui… Il était en colère.
Julia demanda étourdie :
– Mais toi maman ? Comment t’as fait ? Je ne comprends pas !
Annie répondit :
– J’aimais ton père plus que tout, je ne voulais pas le perdre. Evelyne avait été honnête. Eric était là. Ton père était perdu mais finalement très décidé à rester à distance. Alors j’ai fait avec tout ça, par amour.
En disant ces derniers mots, elle regarda Julia dans les yeux, comme pour appuyer son propos. Julia scruta sa mère. Mille questions pirataient sa tête. Elle étouffait. Elles avalèrent quelques gorgées de vin telle une pause avant la suite.
– Nous avons donc vécu ainsi. Malgré les tentatives d’Evelyne, ton père ne voulait pas entendre parler d’Eric. Elle me contactait de temps en temps pour donner des nouvelles de leur fils. Elle envoyait des photos mais ton père n’a pas bougé. Et de mon côté, comme nous n’avions pas d’enfant, quand je voyais Eric sur les photos, je craquais. Il grandissait, il était mignon.
Elle haussa les épaules en souriant.
– J’ai espéré que ton père change d’avis et qu’il accepte de rencontrer son fils. J’ai tenté de lui parler maintes fois mais cela n’a pas abouti…
Cinq ans après la naissance d’Eric, tu es arrivée. Et les choses se sont clarifiées. Evelyne a espacé un peu plus ses contacts, sûrement déçue ou lassée de ne pas réussir à tisser les liens entre eux. Et nous, nous avons fait notre vie. Nous étions heureux que tu sois là. Tout allait bien en quelque sorte.
Quand Eric a eu environ onze ans, il a commencé à m’écrire pour la nouvelle année, pour l’anniversaire de son père ou le mien. Evelyne se faisait discrète mais elle parlait de nous certainement avec lui. Alors je me suis mise à lui répondre directement, à lui écrire aussi. Ton père s’est fâché contre ça tellement de fois ! Il m’accusait de me mêler de ce qui ne me regardait pas, de fragiliser toute la famille ou d’entretenir un espoir déchu. J’ai donc décidé de ne plus lui en parler du tout et de faire comme j’avais envie.
Julia respirait consciemment à présent pour s’aider à gérer toutes les émotions qui la traversaient. Elle interrompit sa mère :
– Maman, pourquoi personne ne m’a JAMAIS parlé de lui ? Pourquoi tu ne m’as RIEN dit ??
Annie, qui s’attendait à cette question depuis bien longtemps s’expliqua :
– J’avais peur Julia. Peur de la réaction de ton père d’abord. Peur de ta réaction. Peur de ne pas savoir comment faire.
Les liens que j’avais tissés avec Evelyne puis avec Eric étaient apaisés et ne menaçaient pas notre équilibre alors j’ai continué comme ça…
Quand Eric a atteint l’âge de l’adolescence, je n’ai plus reçu de courrier de sa part. Il n’a jamais répondu à mes quelques cartes non plus. J’ai imaginé qu’avec l’adolescence il était très en colère contre nous, qu’il souffrait de tout ça, qu’il en voulait à son père, à moi aussi sans doute… Le temps a passé. Toi aussi tu as grandi. Nous avons déménagé… Je pensais toujours à eux mais de loin en loin.
Julia écarquillait ses yeux incrédules. Ses joues avaient rosi et elle semblait sidérée. Elle laissa filer la fin de la bouteille de vin dans le verre de sa mère, sans mot dire.
– Et puis, il y a quatre ans, je suis tombée sur un article dans le journal. Un article qui parlait d’Eric. J’ai reconnu sa photo tout de suite. Il était devenu chef cuisinier. L’article racontait son parcours professionnel, l’ouverture de son bistrot et vantait son talent. Cela m’a fait plaisir de le savoir heureux.
Soudain, sa fille demanda :
– Il savait lui ? Que j’existais ? Il savait ou pas ? Tu lui as parlé de moi ? Il a voulu me connaitre ? Et papa ? Il a vu l’article ?
Annie parut gênée tout à coup. Elle prit le temps d’une gorgée.
– Je suppose qu’Evelyne lui a parlé de toi puisqu’elle avait su que j’étais enceinte mais je n’en sais pas plus ma chérie. En ce qui me concerne, j’ai annoncé ta naissance à Eric et j’ai souvent mentionné ton prénom dans mes cartes pour raconter ce que nous avions fait ou vu ensemble.
Julia sentit monter des larmes dans ses yeux. L’émotion était trop forte. Elle eut l’impression de tomber dans un immense trou sans fond. Elle baissa la tête et se laissa pleurer.
Sa mère touchée par la réaction de sa fille, lui prit les avant-bras.
– Julia, je suis désolée ! Je suis tellement désolée. J’ai fait comme j’ai pu. J’ai sûrement fait des erreurs mais crois-moi, j’ai fait comme j’ai pu…
Julia chercha de quoi se moucher. Elle attrapa le rouleau de Sopalin et en déchira un large morceau qu’elle appliqua sur son visage crispé. Elle releva la tête et questionna encore sa mère, la voix entravée par les sanglots :
– Mais pourquoi tu me parles de ça aujourd’hui ? Pourquoi ?
Annie reprit :
– J’ai décidé de t’en parler pour plusieurs raisons. La première c’est que suite à la lecture de l’article, j’ai écrit à Eric par l’intermédiaire de la rédaction du journal pour le féliciter de ce beau parcours, pour lui dire que je pensais à lui et qu’il pouvait m’écrire ou me téléphoner s’il le souhaitait. La deuxième raison, c’est que ton père et moi sommes séparés depuis maintenant trois ans et que je me sens beaucoup plus libre dans mes faits et gestes concernant Eric et sa mère. Il ne faut pas croire mais toutes ces années de secret, de silence, de correspondance cachée ont été lourdes pour moi…
Et la troisième raison, c’est qu’il y a une dizaine de jours, j’ai reçu un courrier d’Eric. Il contenait un faire-part de naissance et un faire-part de mariage !
Julia s’étonna les sourcils remontés, en s’essuyant le nez :
– Comment ça ?
Annie se leva pour aller chercher le courrier dont elle parlait. Il était glissé sous une facture EDF. Elle le tendit à Julia.
– Eric a eu une petite fille il y a trois mois, elle s’appelle Mélodie. Et lui et sa compagne, se marient dans huit mois.
Julia regarda le faire-part de mariage qu’elle jugea classique. La future femme d’Eric s’appelait Lucile. Puis elle ouvrit le faire-part de naissance, dans lequel il y avait la photo du nouveau-né. L’image du petit visage rond et apaisé de Mélodie généra un lourd spasme d’émotion tendre dans son ventre…
Annie conclut, habitée par un sentiment de soulagement :
– Voilà pourquoi je t’en parle. Parce que la vie gagne toujours Julia ! Parce qu’on en a qu’une et que dans la mesure où tu as un demi-frère quelque part, une belle-sœur et une petite nièce, je ne vois plus aucune raison aujourd’hui de ne pas t’en informer.
J’ai conscience que cela fait beaucoup mais tu es libre de faire ce que tu veux. Je suis mal placée pour te juger…
Julia regardait encore et encore le visage du bébé. Elle demanda :
– Je peux voir l’article ? Il est en photo ? A quoi il ressemble ?
Annie s’exécuta. Elle alla chercher la coupure lissée dans une pochette transparente et la posa sur la table. Julia sortit le papier pour mieux le voir. Elle ne s’attacha pas aux mots mais à l’image. Elle se plongea dans le visage du Chef Eric Letoureau comme pour s’en imprégner. Effectivement, il y avait quelque chose de leur père dans son regard.
Cette similitude, ce sentiment de familiarité lui fit du bien. Elle regarda l’article encore et encore. Il avait une bonne tête dans son habit blanc.
Les yeux toujours humides, elle afficha un petit sourire fatigué. Elle leva la tête vers sa mère en soupirant et demanda :
– Et on fait quoi maintenant maman ?
Sa mère sourit. Elle attrapa les mains froides de sa fille et lui proposa :
– On digère et on décidera plus tard ?
Lentement Julia acquiesça, incapable de quoique ce soit d’autre. D’un geste doux, elle attrapa son téléphone posé sur le plan de travail. Il était tard. Romain lui avait envoyé deux SMS qu’elle n’avait pas entendu arriver. Elle tapota rapidement pour lui dire qu’elle partait de chez sa mère et qu’il ne s’inquiète pas. Puis elle se leva. Sa mère l’imita. Spontanément, elles se serrèrent dans les bras. L’une soulagée de ce passé tourmenté enfin mis à jour, l’autre troublée par l’avenir nouveau qui s’était dessiné face à elle en quelques minutes… Elles se quittèrent fébriles en se disant « à demain ».
Julia roula jusqu’à chez elle dans une sorte d’état second. Son esprit se repassait l’aveu de sa mère en boucle. Elle essayait de chercher dans son enfance ou dans sa jeunesse, des indices de la présence de ce demi-frère, en vain. Elle éprouvait des sentiments ambivalents faits de colère, de tendresse, de surprise, de sidération…
En voyant son visage pâle aux yeux rouges, Romain s’exclama :
– Mais qu’est-ce qu’il se passe ma puce ? T’as une de ces têtes !!
Julia s’approcha de lui, vulnérable. Il l’a pris largement dans ses bras et l’aida à ôter son manteau. D’une voix instable, elle lâcha :
– Figure-toi que ma mère m’a appris que j’avais un demi-frère qui a 37 ans !
Julia raconta la conversation qu’elle avait eue avec sa mère depuis le début. Romain avait réagi et posé des questions de temps à autres mais Julia n’avait pas souvent les réponses. Ils se couchèrent tard de soir-là et le sommeil fut long à emporter Julia…
Le lendemain, alors qu’ils s’apprêtaient à se rendre chez Annie pour le déjeuner, Julia baillait sans fin assise dans la voiture. Le carton de chez le pâtissier sur les genoux, son esprit était un peu plus calme mais son corps fatigué… Pour le moment, elle se sentait submergée comme après avoir pris une grosse vague de la côte landaise, secouée mais toujours là. Romain la rassura en lui disant que les choses allaient s’arranger. Qu’entendait-il au juste par « s’arranger » ?
Lorsqu’ils se garèrent dans l’allée du jardin, Annie vint à leur rencontre suivie d’Ernest. Il faisait doux et ensoleillé.
Elle demanda tout de suite à Julia en prenant son visage dans ses mains :
– Comment ça va ma chérie ?
Julia répondit à la hâte en lui tendant le gâteau :
– Ça va ça va. Tiens maman voilà le dessert ! J’ai pris un Opéra.
Romain et Annie s’embrassèrent. Romain prit les devants, enthousiaste et lui tendit une bouteille de Crozes Hermitage :
– Alors il parait que j’ai un beauf ? Julia m’a tout raconté… Tenez belle-maman, de quoi accompagner votre sublissime pot au feu !
Annie le remercia amusée par son incorrigible humour. Elle les invita à entrer et à s’installer. Elle avait préparé plusieurs coupelles apéritives sur la table du salon ainsi que trois flûtes à champagne. La maison sentait bon le pot au feu et cela inspirait quelque chose de réconfortant. Romain lança :
– Mmm ça sent bon ! J’ai trop faim !
Annie lui tendit la bouteille de champagne et lui demanda :
– Tu veux bien t’occuper de l’apéritif s’il te plait ? Il faut que je prépare la salade.
Romain prit le relais et commença à défaire le papier métallisé. Annie retourna en cuisine.
Julia n’avait pas dit grand-chose depuis leur arrivée. Elle se tenait près d’Ernest qui était affalé sur le radiateur sous la fenêtre. Il avait sa façon bien à lui de tendre son cou pour recevoir des caresses. Sa détente et son contentement ronronnant faisait plaisir à voir. En regardant le jardin par la fenêtre, Julia laissa ses pensées s’évader. Tout à coup le bouchon du champagne sauta. Elle sursauta ! Romain lança un « olé ! » amusé puis remplit le premier verre. Julia le regarda faire en souriant. Sa joie de vivre était un véritable cadeau.
On sonna à la porte de la maison. Annie cria depuis la cuisine :
– Julia ? Tu peux aller ouvrir s’il te plait je suis occupée !
Julia se leva et se dirigea vers la porte d’entrée. Ça devait être le voisin qui avait besoin d’un ingrédient ou d’un ustensile. Il avait craqué pour Annie et trouvait toutes sortes de prétextes pour lui rendre de visite et s’inquiéter d’elle. Elle ouvrit la porte. Face à elle se trouvait la grande et large silhouette d’Eric.
Elle se figea totalement.
Manifestement un peu ému lui aussi, il tenta :
– Bonjour… Tu dois être Julia je pense ? Je suis Eric.
Julia sortit immédiatement de son « hypnose » en entendant son prénom. Elle bredouilla :
– Euh oui ! C’est moi.
Elle le regarda en détail, dans un mélange de curiosité et de gêne. Il tenait dans ses mains, un petit bouquet de tulipes jaunes emballé dans un papier transparent. Il portait une parka vert kaki. Son visage était lumineux presque solaire. La bonne bouille se confirmait. Ses cheveux bruns avaient dû subir de multiples fois l’assaut de sa main car ils étaient un peu en bataille.
Ils se regardèrent encore, le cœur battant. Le temps semblait suspendu. Dehors les petits oiseaux du tout début de printemps remplissaient l’espace du ciel.
Ils restèrent là à se jauger timidement. Puis, dans un même mouvement, ils échangèrent un immense sourire…
Le gros sel de la vie (PDF)
Mots & Lumières
Deux sœurs passionnées : l’une de photographie, l’autre d’écriture.
Une collaboration sur 12 mois, initiée mensuellement, à tour de rôle. Florence propose une photographie à Dominique qui écrit une nouvelle. Le mois suivant, Dominique propose une nouvelle à Florence qui l’illustre avec une photographie.
L’alliance de l’image et des mots, une expérience unique de créativité entre sœurs.
Écriture : Dominique Meunier – Bien-êtrologie
Photographie : Florence Meunier-Faure – Two tabbies in Paris
Laisser un Commentaire